Je flotte, immobile, au milieu d’une mer de bonnets bleus, suspendu à la surface comme un bouchon balloté par la houle du petit matin. Autour de moi, plus de 300 corps alignés dans le silence tendu de l’attente. Nous avons tous entre 50 et 54 ans, et nos visages racontent les années, les entraînements, l’impatience. Le départ est imminent. Cette fois, ce ne sera pas depuis la plage, en courant pour se jeter à l’eau, non. Aujourd’hui, c’est un départ en pleine mer. Une première pour moi. Et quelque chose me dit que rien ne va se passer comme d’habitude.
J’ai froid. L’eau a été annoncée ce matin à 25 degrés, les combinaisons en Néoprène sont interdites. Je suis équipé d’un textile technique autorisé pour cette température. Depuis quelques jours je ne me sens pas bien, un genre de rhume tenace s’est installé — nez bouché, bronches encombrées, douleurs au ventre…Moi qui suis rarement malade me voici à lutter contre un virus à quelques jours de la compétition.
Je doute de ma capacité à relever le défi aujourd’hui.
Je regarde le chrono géant sur la plage : 7h53. Encore une minute à attendre. Je commence à grelotter, mon regard se fixe sur la ligne d’horizon, j’essaie de respirer calmement. Les plus jeunes sont déjà loin devant, je les vois s’agiter dans le mouvement de la mer qui oscille légèrement, créant une vague régulière qui les soulève et les abaisse doucement, comme s’ils glissaient au rythme de la houle.
Il ne reste derrière nous que les plus âgés, bonnets verts, qui attendent leur tour sur la plage.
Les meilleurs tri athlètes venus des quatre coins du monde sont là aujourd’hui. Des Ironman. Sélectionnés pour leur performance lors des dernières compétitions.
Il y a 4 ans je ne pratiquais pas le triathlon. Pas de vélo, un peu de jogging de temps en temps, je nageais une fois par semaine, 1000 à 1500 mètres maximum.
Et me voici parmi ces champions, à relever une deuxième fois en deux mois le défi de l’Ironman : nager 3800m, rouler 180 km et courir 42,195 km.
Le départ est lancé. Et c’est la pagaille. Comme à chaque fois je retrouve cette sensation désagréable de chercher ma place, d’avancer dans cet amas de corps en mouvements, évitant les coups de bras, de pieds, et l’espoir de trouver un peu d’espace pour nager correctement.
Je me sens ballotté par les flots, mon crawl s’adapte, je trouve mon rythme rapidement. Je suis surpris par la douceur de l’eau, par cette température plutôt clémente en cette mi-septembre. Je n’ai plus froid, l’eau est claire mais il n’y a rien à voir. La profondeur ne permet que d’imaginer un gouffre immense que nous survolons, morceaux de vie fragiles suspendus au-dessus d’un mystère sans fond.
De temps en temps je lève la tête pour chercher les bouées, j’évalue la distance, et j’avance du mieux que je peux. La plage paraît loin maintenant, je n’entends plus l’animateur ni les cris des supporters, et l’euphorie de ce départ matinal a fait place au son du souffle, au rythme de mes respirations régulières qui cadencent dorénavant ma course.
Il y a deux allers-retours à effectuer, je contourne la première bouée qui marque le début du trajet vers la plage. Je réalise que nous sommes presque à un kilomètre de la côte, c’est à la fois excitant et effrayant. Jamais seul je ne me risquerais à aller aussi loin, et aujourd’hui je n’ai aucune appréhension, je suis le flow continu des nageurs avec confiance. La promiscuité me rassure.
Je ne vois pas le temps filer et déjà la plage se rapproche, nous contournons les bouées et repartons vers le large. Ma montre vibre tous les 500m et m’indique le temps parcouru, je suis un peu au dessus des 10 minutes au 500m. J’ai déjà fait mieux. Mais je laisse les performances de côté et profite de ce moment en pleine mer.
Je ne ressens aucune fatigue, mon corps avance avec la régularité d’une mécanique souple et précise. En tournant la tête à gauche, j’aperçois la corniche et le soleil qui s’élève lentement, s’étirant avec lenteur en ce dimanche de fin d’été, répandant une clarté douce et voilée au dessus de nous, et lorsque mon regard se pose à droite, je devine les immeubles et les palaces qui bordent la promenade des Anglais.
La cohue au passage de la bouée me rappelle à la concentration pour éviter les coups et trouver mon chemin. J’essaie d’accélérer pour ce second retour vers la plage : j’allonge mes mouvements, cherchant à rester parfaitement aligné, le corps gainé, les hanches bien à la surface. J’appuie fort sur l’eau pour avoir une prise solide qui me propulse vers l’avant. Mon souffle se cale, une inspiration brève sur le côté, puis je replonge le visage, relâchant immédiatement. Mes battements de jambes réguliers stabilisent ma nage, j’avance comme porté par la houle favorisant mon retour.
Le son de la musique annonce l’arrivée sur la plage pour la fin de cette première épreuve. Je distingue enfin les galets au fond de l’eau, des bras m’attrapent et me remettent à la verticale, et avec un sourire provençal une bénévole me pousse sur le tapis en direction du parc à vélo.
Mon objectif aujourd’hui : être rapide et meilleur sur mes transitions.
J’attrape mon sac, je me verse de l’eau claire pour me débarrasser du sel, file sous la tente pour me changer. Ma ceinture cardio, qui était fixée à ma poitrine a disparu. Je cherche, je regarde si elle n’est pas tombée par terre, si elle n’est pas restée dans la combinaison. Introuvable. Comment ai-je pu la perdre en mer avec ce vêtement moulant comme une seconde peau ? Une ceinture Garmin toute neuve achetée il y a 15 jours. Comment vais je réguler ma course à vélo sans cet indicateur que je consulte en permanence ? Il va falloir faire autrement. À l’instinct. Pas le choix.
Je continue de m’habiller. Cuissard, maillot, j’enfile les bas de compression, j’ai vu tous les coureurs avec ça, même les jeunes, alors je me suis équipé. Ils sont tellement serrés que j’ai du mal à les enfiler. Casque, chaussures, lunettes, mitaines, prêt. Je range combi, bonnet, lunettes et je remets mon sac dans les cases appropriées. Je cours, les cales sous les chaussures rendent ma démarche approximative. Le parc est presque désert, nous sommes partis dans l’avant dernière vague, les autres doivent être bien loin devant. Une sensation de retard me gagne, ce sentiment désagréable d’être à la traîne, peut-être même le dernier. J’accélère et attrape mon vélo qui m’attend fièrement sur son rack, seul, et prêt à faire avec moi les 180 km de la deuxième épreuve. Je continue ma course vélo à la main jusqu’à la sortie du parc.
Transition 1 : 12 minutes.
2 minutes de plus qu’en juin. Nul.
Je m’élance sur la promenade des Anglais, j’entends Magali qui m’encourage, je la vois à peine mais sa présence me remonte le moral, l’intonation de sa voix m’envoie une énergie positive salvatrice.
J’aime ce moment de transition. Passer de la nage au vélo. De la mer à la terre.
Le haut du corps se repose enfin, tandis que les jambes prennent le relais, prêtes à pousser et à relancer la cadence.
Je prends de la vitesse, je me sens bien, les kilomètres défilent pour sortir de la ville. Des coureurs me dépassent, je ne suis donc pas le dernier. Les gars foncent les bras soudés aux prolongateurs. Les casques sont profilés, équipés de visières teintées, on se croirait à un contre la montre du Tour de France.
Mon vélo, plus modeste, m’accompagne depuis mon premier triathlon à l’île Maurice. Simple, robuste, sans fioritures, il se contente de faire parfaitement son travail : transmettre ma force, me maintenir en ligne, me permettre d’avancer sans artifice, fidèle et efficace comme un partenaire sûr et discret.
Je repense à cette première expérience du triathlon il y a 4 ans : il y avait 55 km de vélo, avec 600 m de dénivelé pour monter le Col de Chamarel. Ce défi me paraissait colossal.
On en a fait du chemin tous les deux pour arriver ici aujourd’hui !
Nous sortons de l’agglomération et déjà ça grimpe fort. Je me rappelle que le parcours ne comporte pas beaucoup de partie plate. La météo est plutôt avantageuse : ciel bleu, 25 degrés annoncés, je ne devrais pas trop souffrir de la chaleur. Je pense à boire régulièrement, j’alterne ma boisson maison jus de raisin + eau + sel avec de l’eau claire. Manger est plus difficile mais je me force. Ce satané virus a mis à mal mon système digestif. Dès que je mange quelque chose mon ventre se noue, je ressens comme des coups de poignards sourds, profonds, déclenchant une douleur intime et envahissante.
Après la traversée de quelques villages, de bonnes côtes nous ont élevés dans le paysage pour profiter d’un panorama entre mer et montagne. Je reconnais le départ de la route qui va nous conduire au Col de l’Ecre. 20 kilomètres d’ascension. L’asphalte sillonne doucement dans un canyon, à l’ombre d’une végétation rafraîchissante. Le bruit d’un torrent s’exprime comme un chant naturel qui nous accompagne pendant la montée. Nous sommes plusieurs à rouler à la même allure. Ça me rassure. Les roues pleines, les prolongateurs et les casques aérodynamiques n’ont aucun avantage sur ce moment du parcours.
Je n’appréhende plus les cols. Je sais trouver mon rythme. 180 watts, pas plus. Je sais que mes pulsations doivent être à 150. Si je passe les 200 watts, je monte à 160, je vais me fatiguer. Et à cette allure j’apprécie le moment. La route est à nous, pas de voitures, juste les montagnes qui s’élancent vers un ciel azur, la présence de la nature grandiose et notre présence minuscule.
Mes cuisses sont entraînées, je ressens l’effort sans douleur, je double même quelques concurrents en difficulté. Les kilomètres défilent au rythme des virages, du relief, et de ma vigilance à boire et essayer de manger régulièrement. Je suis content d’arriver en haut, après plus de trois heures de course. Lors des ravitaillements j’attrape bouteille d’eau et banane à la main d’un bénévole sans m’arrêter, afin de gagner peut être quelques secondes.
Je pensais récupérer après l’ascension du col mais un vent terrible s’est levé sur le plateau de Caussols. Une impression d’espace et de vastitude inviterait plutôt à la contemplation qu’à une lutte acharnée face aux éléments.
La beauté sauvage de cet endroit, entouré de panoramas dégagés sur les montagnes environnantes, me ramène à nouveau à notre fragilité, êtres humains perdus dans l’intemporalité de la nature, simples passagers sur une terre qui nous dépasse.
Je souffre maintenant plus que dans la montée. Je suis sur un faux plat descendant, j’atteins à peine 22km/h. J’appuie pour maintenir le rythme, je sens que l’effort est plus intense, mes cuisses commencent à protester, et la route est longue encore droit devant. J’apprécie la traversée du village d’Andon qui nous met à l’abri quelques instants, je récupère un peu d’énergie pour braver encore quelques kilomètres face au vent. Normalement nous allons faire un demi-tour pour nous diriger vers Gréolières et là le vent sera en notre faveur.
Et la magie opère. Je vole. Le compteur frôle les 40km/h. La nature ingrate devient un allié solide. La route alterne légers faux plats montants et descendants, des habitations de type chalets de montagnes se fondent dans le paysage sans altérer sa beauté. Les kilomètres s’enchaînent sans difficulté.
La distance entre les coureurs s’est espacée, j’attaque la descente vers Gréolières seul sur la route. Ma vitesse augmente rapidement, le bitume est lisse, sans aspérité. Je me sens en sécurité, ne faisant qu’un avec mon vélo. À chaque virage le paysage est à couper le souffle. La route serpente sur le flanc d’une montagne ouvert sur un panorama qui s’étend à perte de vue.
Ma vitesse augmente encore, je me sens grisé par l’allure, comme suspendu entre terre et ciel. À chaque virage je freine de plus en plus tard, je relance de plus en plus tôt pour reprendre ma course et rester dans l’euphorie de cette descente au centre de ce spectacle grandiose. À certains endroits la roche dessine comme des ponts au dessus de la route, des arches naturelles se forment pour ouvrir la route vers encore plus de beauté. Des villages perchés, colorés de tuiles rouges marquent comme une petite touche d’humanité au cœur de cette nature imposante.
Tout en restant concentré, je profite de l’environnement, je savoure la joie simple d’être là, de vivre ce moment qui, grâce à l’effort, décuple l’ouverture des sens et intensifie chaque perception : le souffle du vent sur ma peau, la lumière qui glisse sur les reliefs, les parfums de résine et de pierre chauffée par le soleil. Tout semble plus présent, plus vibrant, comme si l’effort avait effacé les filtres du quotidien pour ne laisser place qu’à l’essentiel.
Porté par le plaisir et l’enthousiasme de cette descente grisante, je commence l’ascension du Col de Vence avec une nouvelle énergie. Les panneaux indicateurs annoncent 14 km de montée, il va falloir gérer l’effort et tenir le rythme. Les kilomètres s’enchainent plus lentement, je ne ressens pas de douleurs, je sens que mon rythme cardiaque est régulier, mes cuisses sont encore assez puissantes pour faire face au dénivelé. Nous serpentons dans la montagne, mon allure me permet de profiter pleinement du paysage entre mer et massifs alpins. Je réussis à manger mes barres de glucides avec moins de difficultés, les douleurs abdominales se sont estompées. Je veille à boire régulièrement, j’ai remplacé ma potion magique par des électrolytes au dernier ravitaillement. Je réalise que cela fait plus de cinq heures que je suis sur le vélo, je ne me suis pas arrêté une seule fois. Ai-je bu assez ? En juin j’ai été très vigilant sur l’hydratation pour faire face à la canicule, aujourd’hui je me demande si je n’ai pas été un peu négligeant. Je reprends une bouteille au ravitaillement et commence le retour vers Nice. A ce moment du parcours j’ai fait le plus dur. Il reste environ 50 kilomètres dont une bonne partie en descente. L’allure augmente, je retrouve le plaisir de la vitesse, des virages. Je reste concentré, car les coureurs sont à nouveau plus regroupés, et chaque mouvement compte. A l’entrée d’un tunnel je suis ralenti par des secouristes qui portent un concurrent malchanceux sur un brancard. Je redouble de vigilance avec une pensée pour cet athlète qui ne verra certainement pas la ligne d’arrivée. La descente est plus technique : elle serpente à travers de petits villages où chaque irrégularité de l’asphalte, chaque chicane, chaque dos d’âne exige une concentration absolue. Depuis ma chute cet été en Italie j’ai une appréhension. En une fraction de seconde j’ai été éjecté de la route, projeté au sol, passant de 30 km/h à l’arrêt net. Le bitume m’a arraché tout le flanc gauche. Je ressens encore le choc sourd du casque heurtant violemment l’asphalte, la respiration brutalement coupée par l’impact, et ce moment suspendu, irréel, où le temps semble s’étirer à l’infini avant de pouvoir bouger à nouveau.
Une fraction de seconde d’inattention et tout peut s’arrêter. Mes mains se crispent un peu plus sur le guidon, je continue la descente qui nous ramène vers la mer en restant vigilant. Le relief devient plus doux, le paysage plus urbain, les lignes plus droites. Mais le vent n’est pas favorable. Il souffle fort sur les 10 derniers kilomètres, j’appuie pour garder le rythme, mon compteur affiche une moyenne de 25,4 km/h, j’aimerais terminer les 180 km à 25,5. Sur la promenade des Anglais j’aperçois les athlètes qui ont commencé leur marathon, la foule est présente pour acclamer les participants, le son de la musique augmente : l’ambiance Ironman m’accueille pour achever cette deuxième épreuve. Je suis content de mettre enfin le pied à terre après plus de 7 heures en selle.
Pour cette deuxième transition je me concentre pour ne pas perdre de temps. Je trottine avec le vélo à la main pour me diriger vers mon deuxième sac où m’attendent baskets, casquettes, short et T-shirt propres. Je m’équipe rapidement et me dirige vers le départ du marathon : 6 minutes ! 4 minutes de moins qu’en juin. Content de cette victoire personnelle qui m’a fait gagner un peu de temps je commence la course avec les jambes raides comme du bois. Mon corps cherche la cadence, mes muscles sont maintenant entrainés à cette transition difficile, et en quelques minutes je trouve mon rythme et m’immisce dans la foule qui court sur une des plus belles avenues de la Côte d’Azur. Il y a 4 tours à effectuer, certains athlètes en sont certainement à leur troisième ou dernier, vu la vitesse à laquelle ils me dépassent. Il m’est difficile de ne pas penser à la réalité du moment : commencer un marathon alors que cela fait plus de 8 heures que je mets mon corps à rude épreuve, il va falloir que mon mental prenne le dessus pour aller jusqu’au bout. Mais rapidement je ressens la fatigue, la lassitude, et au huitième kilomètre je commence à ressentir des débuts de crampes dans les quadriceps et dans les mollets. Comme de fines aiguilles plantées dans la chair, elles viennent saboter ma foulée, m’empêcher d’allonger le pas, freiner ma progression. Chaque appui devient une négociation entre la douleur et la volonté d’avancer. Je n’ai pas terminé le premier tour, ça va être difficile d’aller au bout. Il y a un ravitaillement tous les 2 kilomètres environ, je marche pour récupérer, je bois, j’essaie de manger un peu de sucre et je repars. Chaque relance est une réelle épreuve. Il me faut une volonté contre nature pour remettre le corps en course, la marche est tellement douce, réconfortante, presque apaisante. Je commence le deuxième tour avec l’envie de le terminer, faire au moins un semi-marathon, et après on verra. Je me demande si j’ai assez bu pendant le vélo. J’ai du mal à manger maintenant, tout m’écœure, plus rien ne passe. Cette fatigue est-elle liée à ce virus que j’essaie d’éliminer ou simplement à l’effort demandé par la compétition ? Je continue ma course à une allure régulière malgré tout, espérant à chaque fois le prochain ravitaillement pour un court moment de répit. La partie qui longe l’aéroport est la pire. Il n’y a plus de spectateurs, dans un sens ça monte très légèrement et dans l’autre on a le vent de face. Même en courant à mon rythme de limace je ressens la difficulté des éléments qui luttent contre moi. Les kilomètres s’enchainent malgré tout. En arrivant vers le panneau qui annonce le tour suivant Magali est là pour m’encourager : « Allez chéri, tu vas le faire, vas-y !». Sa présence me donne de l’énergie, son enthousiasme est sincère mais pas vraiment contagieux. Je suis fatigué. Epuisé. Il reste 21 kilomètres.
J’attaque le troisième tour en me nourrissant de l’énergie autour de moi. Les enfants sur le bord de la route tendent leur main et hurlent pour recevoir une tape, les DJ montent les décibels pour apaiser la lourdeur de nos pas. Les applaudissements et les sourires de tous ces inconnus sont là pour scander nos prénoms et nous empêcher de nous arrêter. L’ambiance est folle, l’épreuve irréelle. Je pense à tous mes élèves, ma famille, mes amis, mes compagnons de triathlon qui suivent le parcours en direct, leur pensées et leur visages s’imposent à moi comme une bouée de sauvetage pour trouver encore un peu de ressources et allonger mes pas. Et puis il y a ces regards bienveillants qui viennent d’un peu plus haut, ces présences invisibles qui m’accompagnent à chaque défi que je relève et qui me poussent à aller au bout, à terminer ce que j’ai commencé non pas pour gagner un titre, une médaille ou faire une performance, mais comme un hommage à la vie, une façon de dire merci, simplement, pour le privilège d’être encore là aujourd’hui.
C’est cet élan qui me pousse à reprendre la course après chaque ravitaillement.
En commençant le quatrième et dernier tour j’en suis convaincu : si je marche j’en ai pour deux heures, si j’arrive à courir à ce rythme là en une heure je peux être sur la finish line. Je vais courir. Il faut que je tienne. Malgré la douleur dans les cuisses les crampes ne se manifestent pas, mais je reste vigilant, je sens qu’au moindre faux pas tout peut basculer. C’est un équilibre fragile que je réussis à maintenir maintenant depuis un bon moment. Je ne peux plus boire d’électrolytes au risque de vomir, je ne peux plus rien manger non plus, seule l’eau gazeuse m’apporte un semblant de réconfort.
Je double maintenant beaucoup d’athlètes qui marchent, j’essaie d’évaluer à leur allure leur catégorie d’âge, certains plus vieux mais aussi des plus jeunes. Les corps sont épuisés, les visages fatigués, chacun avance malgré tout porté par la seule détermination d’en finir.
La nuit est en train de tomber. Le soleil est maintenant couché, la mer continue de s’agiter, j’entends le roulement des galets sur la plage. Cela fait plus de 12h que j’ai commencé l’épreuve. Les abords de la promenade sont plus calmes, le passage près de l’aéroport n’est pratiquement pas éclairé, la distance entre les coureurs s’est creusée, il me reste 5 kilomètres pour arriver enfin. Florence m’a dit « tu verras, courir de nuit sur la promenade, c’est génial ! ». Elle le connait le parcours, elle a relevé le défi plusieurs fois, c’est une Ironman. Il faut cet état d’esprit pour faire partie de la culture Ironman. Positiver. « All is possible ». Même dans les moments les plus durs elle sait trouver de la beauté dans le simple fait d’être là. Continuer sa course, de nuit, même si les autres sont déjà arrivés et que le corps proteste depuis des heures. Voilà ce que c’est, être un Ironman.
Le mot « résilience » résonne fort cette année. Cette capacité à faire face à l’adversité, à surmonter les épreuves, à se relever après un choc, qu’il soit physique, psychique ou émotionnel et à continuer à avancer. Lors de l’ascension du Col de l’Ecre ce midi, j’ai doublé un participant à vélo. Il roulait un peu moins vite que moi. J’ai ressenti sa souffrance dans la montée, j’ai vu son visage crispé, ses muscles tendus pour s’accrocher au guidon et maintenir l’effort pour avancer. Je l’ai encouragé, nos regards se sont croisés, il m’a souri. En baissant les yeux j’ai réalisé qu’il avait à la place de la jambe gauche une prothèse en carbone.
Faire face à l’adversité. Se relever. Avancer et sourire à la vie.
La plupart d’entre nous sommes là pour pratiquer un loisir, un peu extrême, certes. Il n’y a rien à gagner, ou si peu. Parfois, nous flirtons avec nos limites, prenons des risques… mais personne ne nous y oblige.
C’est l’envie de se dépasser qui nous pousse, de repousser les frontières de ce que l’on croit possible, d’apprendre à mieux se connaître, à avancer avec ce que la vie a mis sur notre chemin. Nos joies, nos chagrins, nos colères, nos blessures, nos doutes et nos rêves ne restent pas sur le bord de la route. Ils courent avec nous, silencieusement, et donnent du sens à cette épreuve physique, intime, profondément solitaire.
Perdu dans mes pensées je réalise qu’il reste à peine deux kilomètres. J’ai la tête qui tourne, je me sens fébrile mais j’accélère. Dans dix minutes la boucle sera bouclée si je continue à courir ainsi. Au dernier ravitaillement je marche quelques mètres pour boire un dernier verre d’eau, je reprends mon souffle et je relance une dernière fois.
J’aperçois enfin l’entrée de la finish line. Je rassemble mes dernières forces et j’accélère tant que je peux. J’entends Magali, sa voix portée par l’émotion, qui hurle mon prénom depuis les barrières.
Ça y est. J’y suis presque.
Je me sens soudain plus léger, mes foulées s’allongent, comme portées par quelque chose de plus grand que moi. Et puis, cette voix au micro :
« Vincent Lartigue… You’re an IRONMAN ! »
Ces mots résonnent en moi avec une puissance indescriptible. Ils traversent mon corps, touchent quelque chose de profond, d’intime. Je lève les bras vers le ciel, submergé. Je franchis l’arche, baigné dans une lumière presque irréelle, comme céleste.
13h05mn49sec.
Finisher.